L'œuf, la poule et le demi-fond

Crédit photo Philippe Pradier

Crédit photo Philippe Pradier

Le demi-fond a beau avoir le cuir épais, la suppression de son Championnat d'Europe pourrait, trente ans après le dernier Championnat du Monde, sonner le glas de la discipline. L'un des motifs de cette annulation est, selon l'UEC, "le manque d’intérêt de la majorité des fédérations nationales européennes" (lire ici). En 2022, à Lyon, neuf nations étaient représentées au Championnat d'Europe quand il y a sept à huit pays qui pratiquent le cycle-balle qui a toujours droit à son Championnat. Mais le nombre ne suffit pas à faire le poids pour mériter, ou pas, d'avoir le droit à un Championnat international, c'est un peu l'histoire de l'œuf et de la poule. Un exemple récent. L'Américaine féminine n'était plus guère pratiquée avant l'annonce de son entrée au programme du Championnat du Monde en 2017, prélude à son entrée au programme olympique. Les différentes fédérations se sont impliquées et le niveau s'est élevé. C'est l'occasion qui fait le larron ou plutôt la compétition qui fait le peloton. C'était déjà l'argument de l'UCI pour donner un titre de Champion du Monde de cyclo-cross en 1950, la perspective d'un maillot incitera plus de pays à former des cyclo-crossmen (lire ici). En 1982, c'est justement la perspective de six médailles mondiales possibles dans le demi-fond (à l'époque il y a la course pro et celle des amateurs) qui incite Lucien Bailly, le DTN de l'époque, à investir dans un parc de motos et de vélos. Un investissement à la Colbert puisque c'est en 2022 que Kévin Fouache apporte à la France le titre de Champion d'Europe derrière une Yamaha d'époque.

Le demi-fond a connu plusieurs fossoyeurs, morts depuis, mais lui est encore vivant. En 1946, en 1951, l'UCI a sérieusement envisagé sa suppression du programme du Championnat du Monde avant de le faire pour de bon après 1994. Et même en 1907, le délégué de la fédération américaine, Victor Breyer, un journaliste français, propose la suppression du Championnat du Monde, quatre ans après l'arrivée de l'entrainement derrière grosses motos, "qu'un cul-de-jatte pourrait gagner".

« 50 KM DE DEMI-FOND ÉQUIVAUT À 120 KM SUR LE PLAT »

Si le demi-fond a risqué plus d'une fois l'excommunication, c'est qu'il a pêché. Et pas qu'une seule fois. On peut même dire qu'il l'a bien cherché. Les reproches qu'il supporte depuis des années sont nombreux. D'abord d'être la "maison de retraite des routiers". Pourtant l'effort demandé est très exigeant, molto impegnativo, comme disent les Italiens. Pas question d'être en dedans pour gagner. Samuel Dumoulin, double Champion de France, affirmait que la course derrière moto "vous pousse dans vos retranchements et permet de travailler, tout en souplesse, la cadence et la puissance. (...) un coureur fan de vitesse ne peut certainement pas aller plus vite sur un vélo que derrière une moto de demi-fond" (1). Mickaël Buffaz, lui aussi ancien Champion de France au milieu de sa carrière pro, ajoutait qu'"un Championnat de France de cinquante kilomètres équivaut à une dépense énergétique d'une course de 120 kilomètres sur le plat" (1). Pour devenir Champion de Berlin en 2019, Emilien Clère a tourné à 73 km/h à 135 tours de pédales par minute avec des pointes à 150. Les stayers (le stayer, c'est le coureur) vont au bout d'eux-mêmes. "Il m'a fallu une demi-heure avant de me relever", indiquait Kévin Fouache après le Championnat de France 2022.

La course derrière moto, c'est comme un instrument de musique, il faut d'abord l'apprivoiser avant de savoir bien en jouer. "La valeur de cette spécialité tient beaucoup au long apprentissage qu'elle impose", disait le journaliste Jean Leulliot en 1948. Il est donc difficile d'être bon du premier coup, "Si ce n'était pas une discipline de spécialistes, je ne serais pas là. Il y a un coup de pédale spécifique, la technique pour rester dans le rouleau", témoignait Kévin Fouache en 2022 avant son titre européen (lire ici). Un exemple parmi tant d'autres pour montrer qu'il ne suffit pas d'être un bon routier pour s'imposer aux spécialistes du demi-fond. En 1986, Erwin Nijboer et Mathieu Hermans participent au Championnat du Monde à Zurich en sortant du Tour de France. Le premier se classe 4e et le second termine la finale à six tours.

UN COUPLE MAUDIT

Autre reproche fait à cette discipline c'est d'être dangereuse. Des coureurs et des entraîneurs se sont tués sur les pistes quand les motos filaient à des allures folles. À l'heure où le cyclisme sur route essaie de trouver la pédale de frein pour réduire la vitesse du peloton, le demi-fond, dès 1907, a décidé de reculer les stayers à 20 cm de la roue arrière de la moto pour réduire l'abri et donc ralentir le coureur. Ce rouleau a été reculé de plus en plus au fur et à mesure des années. Pour arrêter une réunion ou un Championnat de longues minutes à cause de chutes collectives, il n'y a pas besoin du demi-fond, l'Américaine s'en charge très bien toute seule. Parfois, c'est la moto qui piège son pilote. En 1960 l'engin de l'entraîneur Miel VandenBosch prend feu et le transforme en torche vivante. Il sera secouru à temps. Toujours dans un souci de sécurité, l'âge des pilotes a été limité à 65 ans en 2018 par l'UCI. L'avenir du demi-fond tient aussi dans la formation de nouveaux entraîneurs et pas dans le rallongement de la carrière des anciens.

Mais le principal reproche fait au demi-fond, c'est la fumée de magouilles qui plane au-dessus des courses derrière motos. Le couple entraîneur-stayer, à la base de la discipline, est marié pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur pour les subtilités tactiques qui en font une discipline spectaculaire, le pire pour les combinaisons. Coureurs ralentis, rallongés, panne de moteur pour maquiller une panne de jambes, le demi-fond sait donner le bâton pour se faire battre par des comportements minables comme un entraineur qui donne un coup de poing à un de ses confrères dans un Championnat de France. 

LA POULE AUX ŒUFS D'OR
 
Le demi-fond a aussi le dos large (c'est plus pratique pour abriter le stayer) car on pardonne plus facilement à d'autres disciplines du vélo. L'ancien pistard Michel Scob se souvenait que les favoris du Championnat du Monde de vitesse professionnels glissaient un billet à leur adversaire pour s'assurer un passage en séries sans problème. La vitesse n'a jamais craint pour sa place. A-t-on sorti le cyclisme sur route des JO après l'édition de 2012, où le Biélorusse Vasil Kiyrienka (pas encore coureur de la Sky) et l'Autrichien Bernhard Eisel, (équipier habituel du groupe sportif anglais) se sont mis ostensiblement au service de Mark Cavendish ? Quand Felice Gimondi propose un beau pactole à Eddy Merckx (2) pour lui laisser le maillot arc-en-ciel en 1971 ? De telles manœuvres, et tant d'autres, n'ont jamais été pardonnées au demi-fond.

Si malgré tous ces griefs, le demi-fond a longtemps sauvé sa tête, c'est qu'il était la poule aux œufs d'or de l'UCI. À sa création en 1900, la plus grande ressource de la fédération internationale repose sur le Championnat du Monde (à l'époque uniquement sur piste). En 1946, à Zurich, la recette de la finale du demi-fond dépasse celle des abonnements pour la totalité du Championnat du Monde. À elle seule, elle représente 43 % des recettes (sans les abonnements) du Championnat du Monde sur piste. L'UCI en prélève 30%. Elle était déjà passée à côté d'un beau pactole en 1924 quand il y avait de quoi remplir deux Parc des Princes (20 000 personnes à l'époque) pour la finale du Championnat du Monde. C'est pour la même raison que le Jacques Goddet, organisateur de spectacles au Vel' d'Hiv' et au Parc des Princes, ne suit pas les critiques de Jacques Goddet, le journaliste qui tire à boulets rouges sur les courses derrière motos. Le Championnat de France de demi-fond est alors une des seules réunions où son Parc des Princes fait le plein.

LE KEIRIN ÉVITE LA CHARRETTE

Le demi-fond a aussi souffert de son modèle économique. Discipline cycliste, il n'est pas supporté, ni défendu, par les marques de cycles (ni de motos). Les vélos de piste avec une petite roue à l'avant pour se rapprocher de l'abri et avec une fourche retournée à chasse négative pour stabiliser la direction, ne se vendent pas beaucoup dans les magasins. Il n'a pas non plus profité de l'arrivée des extra-sportifs. Les coureurs et les entraîneurs vivaient de contrats (preuve encore qu'ils attiraient le public). Alors quand le Français Christian Raymond est en position de devenir Champion du Monde en 1973, le milieu préfère voir sacré un coureur d'un pays qui offre encore de nombreux contrats l'hiver et qui attirera donc le public de son pays. Mais quand les tribunes se vident, c'est tout le système qui s'écroule. Aujourd'hui, on ne fait pas du demi-fond pour faire fortune mais par passion. Mais est-ce suffisant pour conserver un Championnat d'Europe ?

À la fin du Championnat du Monde 1994 à Palerme, deux disciplines montent donc dans la charrette : le demi-fond et le tandem. On leur reproche un manque de participation des différents pays. Une troisième, un moment menacée, a échappé à l’échafaud, le keirin. Cette discipline est l'exemple même que ce n'est pas l'universalité d'une discipline qui la fait rentrer au programme d'un Championnat international mais c'est bien sa présence qui la rend attrayante. Le keirin est ajouté en 1980 pour faire plaisir au Japon alors qu'il n'est pas pratiqué en Europe (le premier Championnat de France date de 1993 par exemple). Pourtant les Japonais n'ont rien inventé. Les sprints derrière entraîneurs humains, le principe du keirin au Japon à l'époque, étaient déjà pratiqués au Vel' d'Hiv' avant la guerre de 14 avec un tandem "pour faire le pas". Les premières années, on se pose même la question par où doit s'échapper l'entraineur sur son derny au moment de lâcher la meute. À cette époque, le keirin au Championnat du Monde sent aussi le souffre avec des suspicions d'arrangements car, là aussi, des contrats pour l'hiver sont en jeu, et des finales à la régularité douteuse. Six ans plus tard, le keirin est olympique.

DE PEREC À TRUFFAUT

D'autres disciplines historiques et athlétiques de la piste sont elles aussi menacées de tomber en désuétude. Le kilomètre, sorti des Jeux olympiques après 2004, est peu pratiqué. En dehors des Championnats, il y a plus de réunions de demi-fond dans le monde, enfin en Europe, que de compétitions de kilomètre. Pour accueillir une discipline, le CIO ne se pose pas la question s'il faut mettre ou pas la charrue avant les bœufs. Il promet aux laboureurs du monde entier qu'il y aura du blé à la récolte. Le BMX freestyle a fait irruption dans le programme des JO en 2017 alors que la première Coupe du Monde sous l'égide de l'UCI datait de 2016. Au FISE de Montpellier cette année-là, les participants sont en grande majorité français. Depuis, le mirage olympique a fait son effet. Il y avait 32 pays présents au classement UCI en 2018. Il y en a dix de plus en 2024. Dernière discipline arrivée dans le giron de l'UCI et à attribuer des maillots arc-en-ciel, le snow-bike. Le premier Championnat du Monde a eu lieu à Châtel (Haute-Savoie) en février dernier avec huit pays (dont la moitié avec un seul engagé) et seulement sept femmes. Bref, tout pour devenir olympique dans peu de temps, si tombe la neige.

Cette suppression est-elle définitive alors que des passionnés font vivre le demi-fond en Allemagne, en France, en Suisse, aux Pays-Bas ? Le demi-fond va-t-il rester un souvenir comme pour Georges Perec qui parle "des courses derrière grosses motos au Parc des Princes" dans "Je me souviens" alors que les matches de vitesse n'ont pas imprimé le filtre de sa mémoire. Ou une image furtive dans le film "L'argent de poche" de François Truffaut ? Le demi-fond dans une réunion sur piste, c'est comme la Légion au défilé du 14 juillet, au pas et à la musique, on sait que c'est un truc à part. Si une boisson à la mode voulait mettre ses œufs dans le panier des stayers, il ne faudrait pas long avant que l'UEC retrouve à son tour du charme au mezzofondo.

(1) Le demi-fond, histoire d'une spécialité du cyclisme... "à part", Patrick Police, Les éditions de Phénicie 2015
(2) Ces Messieurs du Tour de France, Christophe Penot, Editions Cristel 2003

Mots-clés